“Je viens de faire un soin à une dame survivante d’une tentative de féminicide ultra violent. Je crois que je suis en état de choc.” Voilà ce que j’ai fait en sortant de chez elle, j’ai écrit à mon mari tout en me pressant pour monter dans ma voiture. Je ferme la porte, je ferme les yeux et je respire. J’étais littéralement sous le choc. J’attends encore quelques minutes avant de reprendre la route pour mon rendez-vous suivant.
Une heure plus tôt,
Ce matin-là, j’ai rendez-vous avec une nouvelle cliente. J’appuie sur la sonnette. Quelques secondes plus tard, la porte s’ouvre. Tout en faisant les présentations, je découvre en face de moi une dame de taille moyenne, toute sourire et très solaire. Tellement solaire que je mets plusieurs secondes à voir ce qu’il reste de ses yeux et de son regard, j’en ai la respiration coupée.
Je m’avance dans son appartement, tout en essayant de reprendre mes esprits, j’explique à Lucie comment va se dérouler la séance.
Le temps qu’elle s’allonge, je prépare mon matériel, les produits, puis j’allume la musique. D’un seul coup la peur m’envahit, je la chasse aussi sec et me dit “ça doit être un accident, ce n’est pas la main d’un homme qui a pu faire ça”. Je sais qu’à ce moment-là, je fais exprès d’être naïve, ce qui me permet de me concentrer sur Lucie et son soin.
Les trois quart de son visage sont constellés de cicatrices, je sens leur trajet sous mes doigts. Au fur et à mesure que je masse son front, son contour des yeux, ses joues, son menton, je sens Lucie se détendre et s’apaiser. Pas de sensibilité, ni de réaction en vue. Je continue le soin.
Au bout de quelques minutes Lucie me dit « C’est mon compagnon qui m’a fait ça. ». Je reste sans voix. Dans ma tête je me dis :c’est bien tendre comme mot “mon compagnon” pour désigner l’auteur de ce carnage.
Puis, d’un seul coup, une bouffée de chaleur accompagnée d’une profonde angoisse m’envahit, “et si son compagnon était dans l’appartement ?” Avec tout ce que l’on entend dans les médias, je me dis qu’il n’a peut-être pas été incarcéré, peut-être qu’il est dans la nature.” Par instinct, je regarde le balcon qui est en face de moi, on est au premier étage. Je reprends mes esprits, me calme et continue le soin.
Soudain, j’entends du bruit dans le couloir qui se situe derrière moi, je tourne la tête, j’aperçois une silhouette à la chevelure bouclée.
«- Bonjour,
– Bonjour, je lui réponds.
– C’est ma fille, elle part au collège me dit Lucie ».
Lorsque le soin se termine, Lucie est détendue et apaisée, elle me remercie, nous reprenons rendez-vous pour le mois suivant.
“- Pour le paiement, vous voyez avec ma personne de confiance, parce que vous savez, je n’ai pas d’argent sur moi, je ne peux plus écrire de chèque j’ai perdu la vue à l’œil gauche et il me reste que 20% à l’œil droit.
– Aucun problème, ne vous faites pas de soucis pour ça.
– Au revoir Lucie.
– Au revoir Elodie.”
En sortant dans la rue, je repense aux traces de ce carnage sous mes yeux et sous mes doigts pendant le soin. J’imagine la violence des chocs qui, au fur et à mesure, heurtent sa peau jusqu’à en faire de la bouillie. Par réflexe, je ferme les yeux.
Après quelques recherches, je trouve des articles qui racontent cette tentative de féminicide. Un compagnon alcoolique l’a battue avec un outil de chantier. Plusieurs personnes se sont interposées, et grâce à elles, Lucie a échappé à la mort.
Le soir, devant l’école, une voisine me dit :
« – J’ai rencontré des gros investisseurs aujourd’hui pour une réunion d’affaires, je suis claquée «
À ce moment-là, j’ai tourné ma langue sept fois dans ma bouche, empêchant de faire sortir ce que mon cerveau avait besoin d’évacuer : « J’ai rencontré une survivante de féminicide aujourd’hui ! ». À la place, j’ai dit :
« – Oh, des investisseurs, c’était comment ? »
Pour mes futurs rendez-vous avec Lucie et pour pouvoir travailler sereinement, j’avais besoin de savoir où était « son compagnon ». Alors, quelques jours plus tard, je contacte la personne de confiance.
« – Pardonnez-moi si c’est indiscret, mais son compagnon, il est où ?
– Aucune inquiétude, il n’est plus de ce monde ! J’ai pensé que vos interventions pouvaient faire du bien à Lucie, niveau estime de soi, confiance en soi.
– Absolument, merci de m’avoir confié Lucie.
– Vous savez, elle n’est vraiment pas passée loin de la mort. C’est une femme qui s’est interposée entre Lucie et son compagnon. Elle est restée deux ans à l’hôpital, elle a subi une trentaine de chirurgies pour reconstituer son visage. Les médecins ont fait un beau travail. Lorsqu’elle a été prise en charge après la tentative de féminicide, elle n’avait plus de visage, il était en lambeaux, c’était une véritable boucherie. C’est bien ce qu’ils lui ont fait. Par contre, elle est presque aveugle. »
Le jour même, j’ai rendez-vous chez ma dentiste de toujours. Avant le rendez-vous, je vais aux toilettes me laver les mains. Au moment où je lève la tête, comme pour regarder dans le miroir, je me retrouve face à une affiche du Préfet de la Gironde concernant les violences contre les femmes avec tout un tas de numéros de téléphone. Est-ce que cette affiche est là depuis toujours et est-ce que je viens enfin de la voir parce que j’y ai été confrontée de loin récemment ?
Puis je me demande : « Pourquoi n’entend-on pas les témoignages de femmes survivantes ou de victimes de maltraitance, pourquoi ne leur donne-t-on pas la parole ? » Cela réduit l’importance du problème, néglige la souffrance des victimes de leur vivant, empêche les solutions d’être trouvées et des mains d’être tendues.
En faisant des recherches, je tombe sur des affiches montrant des femmes atteintes de violence, mais ces affiches semblent être retouchées, faisant d’une femme battue une belle femme pour ne pas trop choquer.
La première fois que je me suis occupée de Lucie, malgré le choc, je ressentais la puissance qui se dégageait d’elle. Elle est solaire, elle a de l’humour, elle rayonne, elle est lucide, malgré la barbarie qu’elle a vécue ; Lucie est tout simplement héroïque, telle une déesse des temps modernes. Chaque mois, je me fais une joie de prendre soin de Lucie et de la voir, peu à peu, reprendre vie à travers ses cendres.
EM.
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